mercredi 6 mai 2015

Gravité
(Nouvelle complète, écrite dans le cadre d'un concours)

C’est dans un état bien particulier que je conçois ces mots, puisque ce soir j’aurai probablement quitté cette Terre. Je me trouve allongé dans un lit d’hôpital, affligé par un mal qui me vrille le crâne, et je ne puis endurer plus longtemps mon supplice. J’aimerais sauter par la fenêtre, me mettre la tête dans le four, ou plus simplement fermer les yeux et mourir. Mais je ne le puis. Mes jambes et mes bras refusent de bouger.

Il ne faudrait surtout pas croire que la morphine, dont la perfusion m’inonde les veines, ait fait de moi un être irréfléchi. Simplement, il y a parfois des alternatives préférables à la survie. J’ose en outre espérer que lorsque vous aurez lu ces quelques lignes surgies des restes de mon cerveau lacéré, vous ne vous étonnerez plus que je préfère la mort à la lente et douloureuse agonie qui m’attend.

Cela se passa à Guanguyan. Le temps était au beau fixe et le soleil envoyait des rayons si intensément chargés de chaleur que je dus faire une halte pour me reposer un peu à l’ombre d’un balcon. C’est que je ne suis plus tout jeune, voyez-vous. D’ailleurs, mon médecin me répète sans cesse : « à votre âge, M. Yunzhi, évitez de vous promener tête nue. Vous allez attraper un mauvais coup ». Bien sûr, lui pensait sans doute à un coup de soleil.

J’avais repris ma route pour le marché lorsqu’un passant me fit remarquer que du sang s’écoulait de ma tête. Je le pris pour un fou. Je ne ressentais aucune douleur et je savais ne m’être cogné nulle part. Aussi, je continuai mon chemin comme si de rien n’était.

Le changement advint tandis que je me baissais pour rattacher mon lacet. Comment se produisit-il ? Je n’en sais rien. Une vive douleur me transperça soudain le crâne. Le monde scintilla devant mes yeux, puis vira au noir, et je m’écroulai sur le sol.

Plusieurs minutes durant, je restai dans le coma. Je ne sais pas pourquoi mes rêves furent si troublants pendant cette courte période. Je vis un objet immense et singulier projeter sur moi son ombre acérée, un objet de métal qui tombait du ciel, brillant sous les rayons du soleil. Mais alors que je tentai de l’observer avec plus d’attention, les premières sensations du réveil s’emparèrent de moi.

Lorsque enfin je rouvris les yeux, ce fut pour découvrir que par un étrange bouleversement des lois de la gravité, le ciel et les bâtiments autour de moi avaient basculé à l’horizontal. Pour couronner le tout, le soleil étincelait du haut d’un ciel sans nuages qui me semblait devenir rouge, comme si un voile écarlate me couvrait la vue. J’aurais pu tout d’abord, en découvrant une scène aussi singulière, rester frappé de stupeur et d’émerveillement. En fait, je fus surtout saisi d’une immense frayeur. Car il y avait, penchés sur moi, des dizaines de visages paniqués, qui me glacèrent d’effroi. L’angoisse que fit naître en moi cette forêt de faciès silencieux m’oppressa tant que je m’évanouis de nouveau.

Quand je sortis des ténèbres pour la seconde fois, je me trouvais dans un hôpital de la province du Sichuan où m’avait déposé le taximan m’ayant ramassé à même le trottoir. J’avais apparemment déliré pendant mon inconscience, et mes paroles incohérentes avaient eu l’étonnante capacité d’émouvoir mon entourage. Je les vis échanger des regards troublés. Mes enfants me parlèrent de choses et d’autres, déblatérant des inepties sur la mer et le temps, mais je sentais bien que le cœur n’y était pas. Un médecin, la bouche en cœur, me confronta alors à la cruelle réalité : un couteau, tombé du ciel, m’avait déchiqueté le cervelet, plus jamais je ne marcherais. Je n’ai guère pleuré : à quoi bon ? J’ai simplement demandé à rester seul.

À présent, la fin est toute proche. Il y a deux minutes que j’ai cessé de respirer. J’entends des bruits à la porte, les infirmières s’agitent comme des fourmis devant un pied gargantuesque. Mais elles ne me trouveront pas. J’arrive déjà en vue de l’infini…

Geoffrey Claustriaux

le 22/08/2014

1 commentaire:

  1. Très beau, une nouvelle très noire mais plein d'espoir aussi (me fait penser à Lovecraft... juste un peu ;-) )

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